Ma nouvelle paire de lunettes : une anecdote individuelle a priori insignifiante
J’ai 43 ans et la chance, depuis que j’ai dépassé cet âge respectable de 40 ans, d’avoir deux nouvelles amies : astigmatie et presbytie.
J’ai de la chance qu’elles soient sympathiques car d’après ce qu’elles m’ont raconté nous allons rester amis encore quelques années. Vivre avec ces deux nouvelles amies en permanence n’est pas si facile, ce sont elles qui m’ont amenées à prendre rendez-vous chez l’ophtalmologiste. Jamais je n’aurais pensé que prendre un rendez-vous pour une simple consultation n’aurait été une tâche si peu aisée. Très présentes et pesantes, mes deux nouvelles amies m’ont obligé, en attendant mon rendez-vous chez l’ophtalmologiste, à me laisser séduire par la proposition alléchante d’une grande enseigne nationale de magasin d’optique. 50 € pour deux paires de lunettes à ma vue après un diagnostic réalisé à partir de machines ultra perfectionnées. Impossible de résister.
Un diagnostic et dix jours plus tard me voilà équipé de nouvelles lunettes dernier cri, contre un prix continuant à défier toute concurrence. Ce nouvel équipement dernier cri n’a rien changé à l’affaire, astigmatie et presbytie étaient toujours plus que présentes et pesantes.
Quelques mois de patience ont suffit pour finalement rencontrer un ophtalmologiste, qui après un examen complet en bonne et due forme m’a remis l’ordonnance. Précieux sésame avec lequel je me suis empressé de retourner dans la grande enseigne pour y commander mes nouvelles lunettes. Ma monture dans une main et le sésame dans l’autre, fier, je suis venu demander le remplacement des premiers verres inefficaces par des nouveaux, correspondant à l’ordonnance. Coût total de l’opération : 85 €. Relativement raisonnable au final … mais a une condition : monter les nouveaux verres, sur une nouvelle monture.
Ah quoi bon choisir une nouvelle monture ? L’ancienne n’a jamais servie, elle est neuve. J’apprends que c’est à cause de l’offre marketing de l’enseigne … Ah … Et que se passe-t-il si jamais il nous prenait l’idée extraordinaire et incongrue de décider de ne pas profiter de l’offre marketing et de rester sur l’idée de conserver sa monture pour y loger les nouveaux verres. Rassurez-vous c’est possible. Mais dans ce cas, le coût de l’opération s’élève à 185 €. Ne pas céder à une petite folie consumériste revient donc à dépenser 100 € de plus. Malgré mon air hébété et le fait que je soulève l’absurdité de la proposition, rien n’y fait. Après une discussion sans aucun sens, l’opticienne vendeuse est finalement ravie que j’accepte l’offre proposée et je choisis l’exacte copie des montures déjà en ma possession. L’absurdité aurait pu s’arrêter là mais c’est sans compter la « garantie ». Encore une offre marketing du groupe. Pour la modique somme de 20 € la garantie me permet de couvrir certaines éventuelles méconvenues ou accidents qui pourraient porter dommage à cette nouvelle monture. Mais en plus, souscrire à cette garantie me permet de choisir une nouvelle paire de lunettes, différentes de la première. Dans ma conception des choses, lorsqu’on achète un objet, une garantie sert à se couvrir des risques d’accidents et futures défaillances sur le modèle acheté, et non à « gagner » un nouvel objet. Ayant déjà cédé une première fois, contre vents et marées je décide de ne pas plier une deuxième fois sous cette nouvelle tentation de surconsommation. Contre toute attente il est impossible de souscrire cette garantie sans ressortir du magasin avec une nouvelle monture et de nouveaux verres. J’abandonne donc l’idée de souscrire une garantie. Vient finalement l’instant du paiement. Ca sera comptant, mais non sans mal. Il aura fallu trois bonnes minutes de négociation pour payer comptant et non en quatre fois. Trois minutes pour ne pas payer 7€, la modique somme correspondante à la commission du partenaire bancaire de la grande enseigne. Toute cette opération aura eu lieu un samedi matin, dans un magasin bondé. Trois personnes sont passées avant, toutes ravies de ces offres marketing. Au-delà du fait que cette mécanique sur consumériste nous amène de manière évidente tout droit à l’échec, j’avoue que, même avec la meilleure volonté, je ne comprends pas la logique économique. Je suis ressorti de l’enseigne, encore un peu plus perdu que quand j’y suis rentré, encore un peu plus en décalage avec ces nouvelles mécaniques qui semblent profondément inscrites au point d’avoir modifié le bon sens et la raison. Un peu plus perdu mais toujours plus convaincu qu’il faut penser de nouvelles voies, essayer du mieux que je peux de prendre du recul, de la hauteur ou de la distance, pour confronter mon bon sens, ne pas être aspiré, critiquer m’extraire de ces offres, règles, mécaniques qui fabriquent un système qui n’a aucun sens, en tous cas, pour moi.
Cette anecdote est finalement mignonne, en tous cas tant qu’elle n’est considérée que comme une anecdote, vécue à l’échelle d’un individu. Mais quand ces offres s’appliquent à des millions, alors il n’est plus question d’individus et les chiffres deviennent abyssaux. 1.100 milliard de tonnes. Ce chiffre difficilement concevable à l’échelle d’un individu représente la masse de ce que les scientifiques nomment les « fabrications artificielles ». Ces fabrications artificielles correspondent à tout ce que l’humain fabrique, des routes, des immeubles, des voitures, des satellites, des aspirateurs, des télévisions, des ordinateurs, mais aussi … des lunettes. Et pour fabriquer tous ces objets il est nécessaire de trouver, extraire, exploiter, transformer, les ressources et toutes les matières premières comme le bois, le fer, le sable, la pierre, le pétrole etc. de notre planète. Au-delà des matières premières il faut dépenser de l’énergie pour transformer, fabriquer, produire et en dépenser encore un peu plus pour la logistique de son transport, entreposage, livraison. Chaque fabrication artificielle, quelques soient sa taille, son volume, son poids nécessite la consommation de ressources. Ma toute nouvelle paire de lunettes (dont je n’avais pas besoin), mais commandée grâce au truchement de l’offre marketing de l’enseigne, coûte 2,0 kgCO2e. Ce chiffre représente son empreinte carbone, retenu comme l’indicateur le plus pertinent pour mesurer l’impact correspondant à une fabrication artificielle sur la planète. Pour fabriquer ma paire de lunette il va falloir extraire et exploiter des matières premières brutes et transformées. Principalement des polycarbonates (pour faire simple du pétrole), du verre (donc du sable), de l’acier, du papier. Il va falloir dépenser de l’énergie pour la fabriquer, la stocker, la transporter, la livrer, et même la recycler quand elle en sera à la fin de sa vie. L’impact sur la planète pour la bonne réalisation de toutes ces étapes, est a peu près équivalent. 23% de l’impact concerne l’extraction et l’exploitation des matières premières, 22% la fabrication, 38% le transport, 15% la vente, et 2% son recyclage.
Ma paire de lunette est une toute petite fabrication artificielle de l’homme, elle ne doit même pas représenter un grain de sable dans un océan de plages infinies. A elle seule son impact est tellement faible qu’elle semble bien incapable de causer le moindre tort, le moindre déséquilibre de l’écosystème. Mais quelles seraient les conséquences si maintenant cette paire de lunettes devient des millions ? Pour la première fois depuis la naissance de la Terre et l’apparition de l’Humain, la masse des fabrications artificielles a dépassé celle de la biosphère. Animaux, forêts, minerai, ressources fossiles, eau … tous les éléments constituant la biomasse, reculent au fur et à mesure où les fabrications artificielles humaines se développent de manière exponentielle. A tel point que la masse totale de la biomasse terrestre est estimée aujourd’hui par les scientifiques à 1.000 milliards de tonnes.
Le poids de tout ce que l’Homme a fabriqué dépasse le poids de tous les êtres vivants. Quelle conclusion en tirer ? Est-ce que j’avais réellement besoin d’une nouvelle paire de lunettes neuves alors que j’avais déjà le même modèle neuf en ma possession. L’enjeu planétaire est probablement une des premières raisons qui poussent à chercher et explorer d’autres voies, celles de la raison et de la décroissance.