Innovation VS Progrès
Tentez l’expérience suivante. A l’occasion d’un repas entre amis, posez au centre de la table le concept de ralentissement et de décroissance.
Observez et écoutez le débat qui suivra. Si ce n’est au début, au moins à un moment de la conversation, le sentiment qui pourrait être traduit par « je n’ai pas envie de revenir à l’âge de pierre », sera exprimé forcément par un ou plusieurs des convives. Dès que le concept de ralentissement et décroissance est sérieusement envisagé, il est invariablement rattaché à la régression, affirmée comme une conséquence inéluctable. Et très peu de personnes sont capables d’accepter cette régression, agité comme un drapeau d’avertissement. Cette idée de prendre comme conséquence un retour à l’âge de pierre si nous nous engageons dans un ralentissement et dans la décroissance, est toujours très efficace pour balayer d’un revers de la main la réflexion sur cette autre voie possible. D’autant plus efficace qu’elle fait appel à nos peurs, inscrites en chacun de nous. La peur de perdre sécurité, santé, confort et prospérité. Le débat sur ce thème finit toujours par des discussions sur l’espérance de vie, les médicaments, les vaccins, la chirurgie… la médecine est typiquement la discipline ou la science prise en exemple pour s’avouer ou faire avouer que « aujourd’hui c’est mieux qu’hier », renvoyant automatiquement l’idée que ralentir et décroître nous amènerait tous à revenir dans le passé. Tous les convives trouveront à cet instant un accord indiscutable et absolument consensuel pour dire qu’on vit bien mieux aujourd’hui qu’hier. Cet argument massue clôt le débat, comme si finalement il n’y en avait qu’une seule voie et que depuis le siècle des Lumières nous étions condamnés à une fuite en avant.
Or, quand cette fuite en avant conduit à notre perte à tous de manière indiscutable, il me semble être de notre devoir d’ouvrir la réflexion. Que ce soit lors d’un dîner entre amis ou au plus haut sommet de l’état (cf. Le Président de la République et sa théorie de la lampe à huile), nous tombons tous dans cette version simpliste « ralentir et décroître c’est régresser ». Et si nous essayions pour une fois de réfléchir au-delà de cette vision basique.
Posons une hypothèse : et si l’origine de ce biais simpliste dans notre vision du ralentissement et de la décroissance venait de l’amalgame ou de la confusion faite autour de deux notions complexe : l’innovation et le progrès.
Définir ces deux notions pourrait permettre de comprendre en quoi finalement elles s’opposent réellement.
Prenons la définition donnée pour le mot progrès par les dictionnaires et les encyclopédies. La première définition très générique qui est donnée est la suivant : « le progrès c’est le fait d’avancer, le mouvement avant ». C’est aussi le « fait d’aller vers un degré supérieur, de s’étendre, de s’accroître par étape ». Le progrès renvoie donc à une notion de conquête, appliquée à un territoire mais aussi à des compétences, ou des techniques. Autre définition encyclopédique intéressante du progrès. Le progrès c’est « l’évolution régulière de l’humanité, de la civilisation, vers un but idéal ». « La transformation vers le mieux dans un domaine particulier, l’évolution vers un résultat satisfaisant, favorable ». C’est « l’amélioration de quelqu’un dans le domaine des connaissances, des compétences, etc. ». Le progrès est considéré comme une succession d’étapes, toujours dans le sens d’une amélioration ».
Si l’on se réfère aux mêmes sources pour trouver la définition du mot innovation, il est dit ceci. L’innovation c’est : « l’introduction, dans le processus de production et/ou vente d’un produit, d’un équipement, ou d’un procédé nouveau ». Ou encore, « l’ensemble du processus qui se déroule depuis la naissance d’une idée jusqu’à sa matérialisation (lancement d’un produit), en passant par l’étude du marché, le développement du prototype et les premières étapes de la production ». Et finalement, « le processus d’influence qui conduit au changement social et dont l’effet consiste à rejeter les normes sociales existantes et à en proposer des nouvelles ». L’office parlementaire des choix scientifiques et techniques a proposé une définition de l’innovation dans l’un de ses rapports. L’innovation est selon eux « l’art d’intégrer le meilleur des connaissances à un moment donné dans un produit ou un service, et ce afin de répondre à un besoin exprimé par les citoyens ou la société ».
Il est intriguant de voir à quel point, rien que sur ces premières définitions basiques, la différence entre progrès et innovation est évidente. Le mot innovation est toujours fortement lié à la notion d’économie, toujours imbriqué à la création de valeur. Si l’invention ne répond pas à un besoin et ne peut pas être vendue sous une forme ou une autre alors elle n’est pas considérée comme une innovation, c’est comme si elle devenait stérile et inutile. Contrairement au progrès qui lui, selon ces mêmes définitions basiques, renvoie à l’amélioration, idée beaucoup plus conceptuelle, immatérielle, mais en même temps bien plus vertueuse.
A en croire ces définitions, l’innovation est la rencontre de trois facteurs indissociables. En premier lieu, la connaissance scientifique, entendons par là les résultats de la recherche fondamentale académique. Ensuite l’amélioration technologique et technique, c’est-à-dire la recherche appliquée, la suite logique de la recherche fondamentale, qui sous-entend qu’il ne peut pas y avoir d’innovation s’il n’est pas possible, techniquement réalisable, d’appliquer sous une forme matérielle, les résultats de la recherche fondamentale. Et enfin la dynamique socio-économique. Ce troisième facteur finit de définir l’innovation. Cette dernière dimension sous-entend que si les résultats de la recherche fondamentale et appliquée ne conduisent pas à une réponse à un besoin exprimé, alors les exercices, travaux de recherche et programmes de développement auront été vains et il n’existe pas d’innovation. L’innovation pour être considérée comme telle, doit créer de la valeur. Non seulement on attend une réponse à un besoin, mais en plus, on attend que ceux qui expriment ledit besoin acceptent d’acheter sous une forme ou une autre, la réponse qui aura été matérialisée en produit ou service.
Le progrès, lui, n’intègre pas cette obligation de création de valeur. Le progrès ne se définit que par le mouvement (aller de l’avant), un mouvement uniquement motivé que par l’amélioration.
Au fil du temps, la notion de progrès a été remplacée par celle d’innovation, et c’est là que réside le cœur du problème. Le progrès est en quelque sorte un idéal symbolique. Non rattaché à des « réalités » économiques de création de valeur, il est devenu, pour nous hommes modernes, une utopie. Contrairement à l’innovation, qui elle, bien ancrée dans une réalité économique, créatrice de valeur, est devenue une notion bien réelle et même beaucoup plus. Elle est devenue le moteur de croissance de tous les pays. Els gouvernement en font la promotion, la soutienne, la finance. Toutes les entreprises, des plus petites startups jusqu’aux grands groupes innovent.
On pourrait considérer l’innovation comme en quelque sorte la fille du progrès. L’impératif de création de valeur la nourrit, progressivement et constamment. Insidieusement l’innovation a pris le relai de l’idée de progrès. Moteur du modèle capitalisme la fille héritière a finit par trahir son père.
Schumpeter écrivait que « le nouveau ne sort pas de l’ancien, mais apparaît à côté de l’ancien, lui fait concurrence, jusqu’à la destruction ». Cette phrase date de 1911. Remise dans un contexte actuelle elle renvoie au concept d’agilité. Plus que jamais, les entreprises, évoluant dans un modèle actuel hyper capitaliste ont besoin d’apprivoiser cette destruction créatrice. Améliorer continuellement son offre de produits ou de services, mais pas n’importe comment, en pensant cette amélioration pour augmenter la valeur créée, ou mieux, créer une nouvelle valeur. Inventer, produire, mettre sur le marché pour répondre aux besoins.
Mieux encore : être à l’origine de la création de besoins. Pour ensuite inventer, produire, mettre sur le marché et répondre à ces nouveaux besoins créés. Prenons l’exemple de la 5G. Progrès ? ou Innovation ? La chaîne et le réseau de valeur des acteurs du secteur des télécommunications (mot un peu old school mais qui a le mérite d’englober tous les acteurs) est devenue ultra complexe. Chacun à leurs niveaux (fabricants de smartphones, éditeurs d’applications, opérateurs, créateurs de réseaux etc.) ont créé des relations de création et d’échange de valeur pour s’auto alimenter. Les fabricants de smartphone fabriquent de nouvelles générations de téléphones. Aucun intérêt, les anciens fonctionnent très bien. Aucun intérêt mis à part que les éditeurs d’application s’en emparent pour proposer de nouveaux contenus créés seulement parce qu’il existe des téléphones de nouvelles générations. Et les réseaux et les opérateurs s’adaptent pour être en mesure de délivrer les contenus jusqu’à l’utilisateur final. C’est-à-dire nous. L’innovation sur ce secteur est donc à tous les niveaux. Chaque acteur, grâce à ses innovations, crée un peu plus de valeur à chaque nouvelle génération … 3G … 4G … 5G.
L’innovation, n’est plus considérée comme une indigne fille unique de son père le progrès. Il serait plus juste de parler de sororité. Elles sont maintenant six sœurs. L’aînée : l’innovation technologique, mais aussi ses cadettes ; l’innovation de produits et de services ou d’usage, l’innovation de procédé ou d’organisation, l’innovation marketing et commerciale, l’innovation de modèle d’affaires. Sans oublier la benjamine : l’innovation sociale. Tiens donc, serait-il possible que contrairement à ses sœurs la benjamine ne s’oppose pas à son père ? Est qualifié d’innovation sociale une nouveauté (produits ou services) créé pour apporter des réponses nouvelles à des besoins sociaux non, mal ou peu satisfaits, et ce quelque soit le secteur (habitat, énergie, transport, finances etc.). Encore une fois l’invention est intimement liée à la réponse à un besoin et à la création de valeur issue de la réponse à ce besoin. Deux points essentiels rendent la benjamine différente : le besoin doit être social et la création de valeur résultant de sa satisfaction n’a pas pour but principal l’enrichissement de celui à l’origine de l’invention. D’ailleurs, l’innovation sociale est souvent portée par des structures originales, principalement des associations, mais aussi de nouvelles formes d’organisation telles que des SCIC ou des SCOOP, en tous les cas des formes de structures qui échappent aux règles capitalistiques classiques. Et il est essentiel de ne pas oublier que l’innovation sociale est née d’une lacune clairement identifiée, celle de l’Etat, incapable d’assurer son rôle de fabricant de solutions efficaces en face d’enjeux sociétaux complexes. Réponses efficaces pour solutionner des enjeux sociétaux complexes dans des domaines transversaux qui concernent l’ensemble d’une population d’individus, exprimé de cette façon, l’innovation sociale se rapproche grandement de la notion de progrès. Oui, presque. Encore une fois l’innovation sociale doit répondre à un besoin clairement exprimé, cette réponse doit être créatrice de valeur, elle fonctionne sur le même mécanisme que ses sœurs. Et si elle ne trouve pas son modèle, elle ne verra pas le jour, survivra difficilement ou finira par disparaître. Car elle est prise dans cette mécanique de création de valeur. L’Etat, ou certains mécènes, soutiennent ce type d’innovation, mais pas au niveau qu’il faudrait, poussant les organisations et femmes et hommes qui les portent à trouver des modèles pour équilibrer leur activité s’ils veulent que cette activité devienne pérenne. Et seulement une fois l’équilibre et la pérennité atteints, alors il sera possible de parler de progrès. En attendant la benjamine devra jouer avec les mêmes cartes et codes que ses grandes sœurs. Mais le père peut quand même être fier de la benjamine.
Les innovations ont donc toujours pour objectif de fabriquer de nouveaux produits ou de nouveaux services mais seulement ceux qui créent le plus de valeur et détruit aussitôt ceux qui n’en crée plus (mise à part peut-être l’innovation sociale). Sur le simple postulat de départ qui consiste à dire que l’innovation crée de la nouveauté il est impossible d’affirmer qu’elle ne participe pas au progrès. Car le progrès intègre forcément cette notion d’invention, de créativité, ou de nouveauté, au même titre que l’innovation. En revanche, les innovations, tellement perverties par leurs impératifs de dynamisme socio-économique, soit effacent la notion de progrès, soit donnent naissance à un progrès biaisé et lui fait perdre cette notion vertueuse de l’amélioration.
Au-delà de l’amélioration il y a, selon moi, une notion critique à prendre en compte, celle de la préservation. Essayons de changer d’état d’esprit. L’innovation est guidée par la réponse aux besoins (certains fictifs, ou futiles) et la création de valeur générée. Conservons la réponse aux besoins, mais pour ne garder que les besoins fondamentaux (c’est-à-dire impérativement nécessaires) et sociétaux (c’est-à dire ceux répondant à l’expression du plus grand nombre, échelle de la population et non d’un individu). Entendons le monde dans lequel nous évoluons tous comme un écosystème, avec comme priorité de préserver l’équilibre de cet écosystème. Adopter un état d’esprit qui allie les deux notions d’amélioration et de préservation est une approche vertueuse. Si l’innovation répond à un besoin fondamental, à l’échelle d’une population, et sa mise au point et son déploiement ne déséquilibre pas l’écosystème dans lequel nous vivons, alors cette innovation est une amélioration, et la somme de ces innovations peut être considérée comme le progrès. Alors redonnons ses lettres de noblesses au progrès. Le ralentissement et la décroissance sont une voie de progrès, et non de régression. Il est possible d’inventer mais d’une autre manière, avec un autre état d’esprit.